DE LA PHILO DERRIÈRE LES GROS TITRES
UN PEU DE THÉODICÉE, MESSIEURS DAMES ?
Pour les chrétiens, Noël, à travers la naissance de Jésus-Christ qu’on commémore, est avant toute chose la fête de la naissance de Dieu fait homme. Ce Dieu auquel ils croient est tenu pour être : unique, transcendant et distinct du monde ; et cette croyance fait des chrétiens des monothéistes — comme les musulmans, les Juifs et un très grand nombre de nos contemporains.
Une telle croyance est-elle raisonnable ? Cette question est fondamentale dans le domaine de la philosophie appelé philosophie de la religion et il existe à son propos une très grande variété de positions et d’arguments. Mais je voudrais plutôt m’attarder ici à un problème très particulier dans ce domaine de la philosophie (je vous dirai lequel dans une minute) : après l’avoir considéré attentivement, bien des gens ont conclu qu’il n’était pas raisonnable de croire en Dieu. Qui sait ? Vous y trouverez peut-être vous aussi de quoi faite naître ou conforter votre athéisme ou votre agnosticisme.
Mais avant tout, livrons-nous à un petit exercice d’imagination. Considérez des choses comme ceci : la mort — la vôtre et celle des êtres que vous aimez ; celle des jeunes enfants ; la douleur physique ; la maladie en général et, plus spécifiquement, les maladies les plus terribles que vous puissiez concevoir ; les tremblements de terre et les tsunamis, qui font depuis toujours d’innombrables victimes ; les tempêtes qui engloutissent des navires et leurs passagers ; les éruptions de volcans qui anéantissent des villes ou des villages ; tout ce sang répandu depuis la nuit des temps par les guerres et les meurtres ; attardez vous à la torture ; pensez aux viols ; aux massacres ; aux génocides ; rappelez-vous l’Holocauste ; le million de morts du Rwanda ; ayez une pensée pour la souffrance animale, celle des animaux d’élevage comme celle qui existe dans la nature. Rappelez-vous Hugo : « Le monde est une fête où le meurtre fourmille ». Voyez très nettement cet enfant irakien qui jouait devant chez lui et qui vient d’être décapité par une bombe tombée là par hasard ; et aussi ce vieil homme qui vient d’être mordu par un serpent et qui n’a plus que quelques minutes à vivre. Pénétrez vous bien de tout cela, ressentez-le profondément. Appelons cet ensemble de faits la souffrance.
À présent, considérez l’affirmation suivante : « Ce monde a été créé par un dieu infiniment bon (omnibénévolent), qui peut tout (omnipuissant) et qui sait tout (omniscient). »
La contradiction entre ce dieu et la présence de la souffrance est patente et en la constatant vous voilà placé devant ce que les philosophes et les théologiens appellent le plus souvent le « problème du mal » — c’est l’appellation traditionnelle : pour ma part je parlerais plus volontiers du « problème de la souffrance » et c’est ce que je ferai parfois dans ce qui suit.
Le philosophe Épicure, dans l’Antiquité, avait présenté ainsi le problème de la souffrance : « De deux choses l’une : Ou bien dieu veut abolir le Mal, et il ne peut pas. Ou bien il peut, mais il ne le veut pas. S’il le veut mais qu’il ne le peut, il est impuissant. S’il le peut mais ne le veut pas, alors il est cruel. S’il ne le peut ni ne le veut, alors il est à la fois sans pouvoir et méchant. Mais si, comme ils le disent, dieu veut abolir le mal – et dieu veut réellement le faire – alors pourquoi y a-t-il du mal dans le monde ? ». Il conviendrait d’ajouter, pour être complet : la présence du mal vient de ce que dieu voudrait et pourrait parfaitement éliminer le Mal, si seulement il connaissait son existence ; mais il l’ignore : et en ce cas, il n’est pas omniscient.
Pour tenter de résoudre la contradiction entre Dieu et la souffrance , les philosophes et les théologiens ont élaboré ce qu’on appelle des théodicées — littéralement des arguments qui cherchent à solutionner le problème de la souffrance en montrant que Dieu (theo) est bel et bien juste (dike). Voyons deux de ces arguments, particulièrement répandus.
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Le premier invoque ce qu’on appelle le « libre-arbitre ». Voici de quoi il retourne.
Dieu aurait pu nous créer en faisant de nous des automates entièrement programmés qui font toujours le bien. Mais il a préféré nous doter de la liberté de choisir nos actions (c’est cela, le libre -arbitre). Or, il arrive que ce que nous choisissons engendre de la souffrance et le mal qu’on trouve dans le monde est ainsi causé par nous.
Qu’en pensez-vous ?
Je pense que cet argument ne peut convenir et pour comprendre pourquoi, revenons à notre ensemble de souffrances imaginé au départ. Vous y verrez deux catégories de souffrances : celles qui dépendent des êtres humains (c’est la souffrance dite morale : la torture, la guerre, le mensonge, par exemple) et d’autres qui n’en dépendent pas — c’est la souffrance naturelle : les tremblements de terre, la souffrance animale avant l’apparition de l’homme, etc. Le libre-arbitre ne donne donc, au mieux qu’une réponse partielle au problème de la souffrance. De plus, il présuppose qu’un monde avec souffrance et libre-arbitre est préférable à un monde sans l’un et l’autre, ce qui n’est pas certain. Et puis Dieu, tout-puissant, n’aurait-il pas pu créer un monde avec le libre-arbitre et sans souffrance d’aucune sorte ?
Essayons donc un autre argument, lui aussi souvent invoqué en théodicée.
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Cette fois, on suggère que la souffrance nous permet de devenir meilleurs et qu’en bout de piste un monde où on trouve de la souffrance est un monde meilleur en ce sens que des vertus peuvent se développer qui n’auraient pas pu apparaître autrement. À première vue, on peut penser que c’est plausible.
Être généreux ou bon suppose en effet qu’il y ait des gens (malheureux, disons) envers qui l’être ; être courageux exige des maux à confronter ; avoir la foi, suppose des raisons de douter ; la croissance spirituelle suppose une certaine souffrance comme condition ; plus simplement : sans souffrance, pas de Saints.
Qu’en pensez-vous ? Au total, cette avenue me semble elle aussi bien peu convaincante.
Pour commencer, Dieu, tout-puissant, aurait bien pu nous donner des personnalités plus vertueuses. Et puis la distribution des souffrances est bien étrange, et peu compatible avec un Dieu infiniment Bon qui aurait choisi de les introduire dans le monde pour nous rendre meilleurs. Des dictateurs sanguinaires meurent paisiblement dans leur lit, tandis que de bonnes personnes souffrent le martyre ; des choses terribles arrivent à des gens juste avant qu’elles meurent, ce qui ne leur laisse pas le temps de devenir meilleurs.
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Il existe d’autres réponses au problème de la souffrance, certes, mais elles ne sont pas meilleures, à mes yeux du moins.
Mais vous l’avez deviné : ce problème n’existe que si on croit en un Dieu omnisicient, omnibénévolent et omnipotent. Il ne se pose pas si on ne croit pas en un tel dieu. Mieux : il ne se pose pas non plus si on croit en un dieu différent, disons, omniscient, omnipotent et omni-malfaisant, je veux dire infiniment méchant. Considérez cette dernière hypothèse.
Outre qu’on trouverait de quoi conforter cette position dans la liste des horreurs qui ouvrait ce texte, tous les arguments qu’on peut invoquer en théodicée pour expliquer le mal dans le monde pourraient sans difficulté être retournés pour expliquer pourquoi le Bien existe malgré le fait que dieu soit diabolique. Par exemple, si ce dieu nous fait d’abord jeunes et en santé, c’est pour que nous ressentions plus douloureusement encore, plus tard, la vieillesse, la maladie et la mort dont il va nous affliger ! Si ce dieu nous donne l’amour de nos proches et l’amitié de nos amis qui nous sont si chers, c’est pour mieux nous faire souffrir de leur perte ! Bref, Dieu est un artiste, mais, comme le disait malicieusement un philosophe, au sens néronien du terme.
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Vous n’êtes pas convaincus ? Vous avez raison. Je pense que devant le problème du Mal, aucune solution ne convainc à moins d’être d’avance croyant et disposé à ajouter, au mystère de l’existence de Dieu, celui du caractère inexplicable pour nos pauvres intelligences de la présence du Mal.
Si cette solution vous paraît irrationnelle (elle l’est selon moi, et consiste en somme à justifier la foi par une nouvelle foi, à expliquer un mystère en en invoquant un autre, aussi profond), il ne vous reste plus qu’à nier que dieu existe — le bienveillant ou le malfaisant.
La souffrance, en ce cas, est une donnée empirique, parfois causée par nous, parfois par la nature. Dans cette perspective, rationaliste et naturaliste, il nous revient à nous, humains, en usant de notre raison, de travailler à la diminuer, notamment en rendant le monde meilleur et plus juste pour tous les humains et en cherchant à comprendre la nature pour expliquer et prévoir le mal naturel et ainsi en minorer les effets.
C’est du moins ce que je pense, moi. Mais c’est bien entendu à vous qu’il revient de réfléchir à tout ça, avant de conclure par et pour vous-même.
En attendant, le mécréant que je suis vous souhaite un Joyeux Noël…pardon : un joyeux solstice d’hiver !
Normand Baillargeon
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