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Les réalisatrices aux prises avec un bien mauvais scénario

Une petite question, en préambule : d’après vous, qui a réalisé le premier film de fiction de l’histoire du cinéma ? Méliès ? Les frères Lumière ? Eh bien, non. Il s’agit plutôt d’une femme, Alice Guy, véritable pionnière née en France qui a travaillé longtemps pour Gaumont, avant d’aller vivre aux États-Unis et d’y fonder une maison de production. Avez-vous déjà entendu parler de cette brave femme ? Non ? Vraiment ? Eh bien, vous êtes comme tout le monde, puisque l’histoire du cinéma a gentiment balayé son œuvre (près de 700 films…) sous le tapis. On sait aujourd’hui que c’est parce qu’Alice Guy était une femme.

Une chance, on n’est plus en 1886 (date de son premier film), mais plutôt en 2008, plus d’un siècle plus tard. Un siècle, ça vous change le monde. Sauf… le monde de la réalisation. Aujourd’hui encore, on balaye sous le tapis les œuvres de nombreuses réalisatrices. Comment ? En les décourageant, en ne leur attribuant pas de subventions… ou si peu. Une chance : les femmes sont têtues…

Le Couac a d’ailleurs rencontré pour vous deux réalisatrices qui n’ont pas encore dit leur dernier mot, Isabelle Hayeur et Ève Lamont. C’est grâce à elles et à leur groupe de pression, les Réalisatrices équitables, que nous avons pu assister à la projection du film de Marquise Lepage Le jardin oublié, documentaire de 53 minutes sur la vie et l’œuvre d’Alice Guy à la Casa Obscura en mai dernier.

Les Réalisatrices équitables sont nées il y a plus d’un an, des suites d’une soirée de janvier 2007, au cours de laquelle quelques-unes de nos réalisatrices québécoises avaient donné rendez-vous à une de leur collègue française, Coline Séreau, pour jaser de l’imaginaire des femmes au cinéma. La conversation a dévié sur les obstacles que les réalisatrices doivent surmonter, plusieurs d’entre-elles témoignant de leur grande difficulté (voire de leur impossibilité) à faire de nouveaux films. De cette discussion est née une meilleure prise de conscience de la disparité hommes-femmes dans l’octroi des subventions aux réalisateurs et réalisatrices. Elles ont pu comparer les chiffres avec ceux de 1987 et se rendre compte que non seulement l’affaire n’avait pas avancé, mais qu’elle semblait présenter une légère régression.

S’en ai donc suivi un regroupement d’une trentaine de réalisatrices du cinéma et de la télévision du Québec, aujourd’hui soutenues par 155 réalisatrices sympathisantes (des débutantes et des chevronnées oeuvrant aussi bien au cinéma qu’à la télévision, en documentaire ou en fiction). À ce chiffre s’ajoute une vingtaine de militantes.

En mars dernier, une étude intitulée « La Place des réalisatrices dans le financement public du cinéma et de la télévision au Québec – 2002 À 2007 » était rendue publique. Commandée par les Réalisatrices équitables et l’Association des réalisateurs et réalisatrices du Québec (ARRQ) à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) de l’UQAM, cette étude a fait ressortir des chiffres déprimants. Ainsi, alors que les femmes représentent la moitié de la population québécoise et quasiment la moitié des étudiantEs en cinéma (de 43 à 45% suivant les programmes), elles ne comptent que pour 29 % des membres de l’Association des Réalisateurs et réalisatrices du Québec. L’étude d’une quinzaine de pages (1) montre clairement où va l’argent des principaux soutiens en réalisation que sont le Fonds canadien de télévision (FCT), Téléfilm Canada, la SODEC, l’ONF et le Conseil des arts du Canada. En voici donc les grandes lignes.

Sur les 1540 projets acceptés par le FCT de 2002 à 2007, 73 % étaient réalisés par des hommes, 27 % par des femmes. Quant aux montants accordés, sur 994 millions de $, les femmes n’ont reçu que 10 %. Ce chiffre est l’équivalent d’un bon coup de massue sur la tête des réalisatrices car le FCT est la plus importante source de financement public en production au Canada. Et ça ne s’arrange pas lorsque viennent les chiffres des subventions octroyées à la « crème » de l’univers audiovisuel, soit les projets de long métrage. Là, les femmes ne représentent plus 27 % des projets, mais 13 % ! C’est dire à quel point l’imaginaire des femmes est présent à la télévision… À Téléfilm Canada, c’est 13 % également des dons attribués au long métrage qui l’ont été à des femmes.

(1) Pour lire l’étude au complet, rendez-vous sur le site www.realisatrices-equitables.org

À la SODEC, le scénario est encore pire, puisque les femmes ne représentent que 11% des projets de long métrage de fiction. À noter qu’au lieu de s’arranger, la situation empire puisque, aujourd’hui, les femmes reçoivent en pourcentage 2 points de moins qu’il y a 20 ans.

Les données changent lorsqu’on arrive aux organismes producteurs « publics » ayant un mandat avant tout culturel ; bref, là où il y a moins d’argent à faire. À L’ONF, les femmes ont réalisé 37% des projets. C’est mieux, mais on est encore loin du taux des diplômées des écoles de cinéma (43 à 45 %).

Même situation au Conseil des Arts du Canada (là où les femmes déposent le plus de projets) où 36% des projets acceptés vont aux femmes.

Un point important de l’étude : plus les budgets sont élevés (long métrage de fiction, variété-spectacles), moins les femmes sont représentées. De plus, lorsqu’elles ont accès à la réalisation, les femmes font des films à plus petits budgets que leurs collègues masculins dans une même catégorie.

Pas de quoi se réjouir ni même se dire qu’on est sur la bonne pente ! Mais si les Réalisatrices équitables ont montré ces chiffres ce n’est pas pour se rouler par terre et pleurer tout le saoul, mais pour que les choses soient clairement identifiées et, à partir de là, prises en considération pour que la vapeur puisse être renversée. Suite à l’étude, les Réalisatrices équitables ont fait plusieurs recommandations afin de parvenir à une parité hommes/femmes quant à l’octroi des deniers publics. Elles demandent, entre autres, que les institutions de financement tiennent des statistiques et qu’elles en fassent part annuellement au gouvernement, que des recherches soient effectuées afin de déterminer plus profondément les obstacles chroniques qui se dressent devant les femmes réalisatrices et que l’équité soit une partie intégrante des programmes de financement existants.

L’étude a été très bien accueillie. On a pu lire différents articles de soutien dans les médias ; lesquels ont enfin des chiffres prouvant ce que les réalisatrices (les « mieux » placées pour le savoir) savaient et disaient depuis longtemps…

Dans les faits, à l’ARRQ, on a créé le Comité-Équité qui s’attarde sur les (bien mauvaises) conditions de travail des réalisatrices en télévision. Les Réalisatrices équitables ont réussi à rencontrer Christine St-Pierre, ministre de la Culture des Communications et de la Condition féminine (bonne combinaison en l’occurrence) et ne comptent pas s’arrêter là puisqu’elles ont aussi dans la mire les représentants en financement des organismes cités plus haut. De plus, elles ont écrit un mémoire et se sont présentées devant le Comité permanent du patrimoine canadien de la Chambre des communes en 2007. Actions qui ont mené à une recommandation dans le rapport final du Comité, paru en février 2008.

Bref, elles ne lâcheront pas, c’est sûr ! Mais bon, pendant ce temps, de jeunes humoristes pourront encore faire joue-joue avec la caméra et étaler leurs fantasmes sur grand écran, de jeunes auteurs inconnus aussi, alors que des réalisatrices chevronnées devront encore faire des films de commande ou que de jeunes réalisatrices changeront encore de branche, histoire de pouvoir subvenir à leurs besoins. À force d’enfoncer le clou, est-ce qu’on va tous et toutes être enfin convaincuEs que c’est pas juste le 8 mars qu’il faut pointer du doigt les injustices que vivent les femmes et exiger haut et fort l’équité ?

ISABELLE BAEZ

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