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Du bon manger

C’est en bordure des autoroutes du Sud-Ouest des États-Unis, dans les années 40, qu’apparaissent les premiers drive-in, restaurants où on pouvait commander et manger sans sortir de la voiture. La région est alors en plein développement industriel et résidentiel. En 1948, les frères McDonald estiment que le concept plafonne et qu’il faut trouver mieux pour se démarquer. Ils dessinent une nouvelle architecture pour leur drive-in, licencient toutes les serveuses, éliminent tout ce qui se mange avec couteau ou fourchette, remplacent les assiettes par des emballages cartonnés. Le premier McDo tel que nous les connaissons est né, avec son toit rouge et ses arches dorées visibles de partout. « C’était la première fois, écrit Eric Schlosser, que l’on appliquait à une cuisine de restaurant les principes d’une chaîne de montage industrielle ». Rendre superflu tout travail qualifié à l’aide de la technologie et réduire les coûts de production, voilà les credo de l’industrie du fast-food.

En retraçant ses origines et ses valeurs dans Les empereurs du fast-food, Eric Schlosser insiste sur plusieurs points : l’industrie du fast-food est le résultat de la combinaison entre l’amour de la voiture, le steak (devenu hamburger) comme plat national et le Rêve Américain comme matrice de l’action individuelle. Toutes les chaînes de fast-food ont été mises sur pied par des hommes charismatiques et visionnaires, peu scolarisés, vendeurs de naissance, gestionnaires agressifs. Tous professaient la même foi en la valeur du Progrès et de ses outils, la Science et la Technologie. Tous croyaient dur comme fer au Rêve Américain, soit partir de rien pour devenir riche et puissant. L’histoire du fast-food, c’est celle de la conquête du monde par des bouseux de l’Ouest étatsunien, un retour du balancier sous forme de boulettes de bœuf mal cuites et de patates frites dans le suif, le tout additionné d’arômes conçus en laboratoire.

En plus de transformer radicalement le mode d’alimentation des Nord-américains, l’industrie de la nourriture standardisée et du prêt-à-manger a fortement influencé les pratiques d’élevage et d’agriculture. McDo à lui tout seul est le premier acheteur de bœuf, de porc et de patates aux USA. Depuis 1950, l’élevage du bœuf s’est tellement industrialisé, concentré, intégré, qu’il ne reste plus que quelques joueurs, « des conditionneurs de viande » qui rappellent le trust du bœuf du temps de la Conquête de l’Ouest. Les conditions sanitaires sont médiocres, les conditions de travail inhumaines. Le taux de roulement actuel du personnel des abattoirs est supérieur à 300% annuellement. La plupart des employés ne parlent pas anglais, 25% est issu de l’immigration illégale. Les blessures sont légions, la falsification des comptes et des relevés sanitaires sont pratiques courantes – et les syndicats sont absents.

La santé publique en est sérieusement menacée. Des souches mutagènes de la bactérie E. Coli ont contaminé le bœuf haché, causant des milliers d’intoxications chaque année et des centaines de morts depuis 1998. L’administration publique est impuissante devant le lobby de la viande (l’American Meat Institute – AMI) qui bloque les inspections (avec l’aide complaisante de Reagan et de Bush 1er qui ont réduit les effectifs du Département de l’agriculture). L’AMI a même réussi à empêcher l’annulation de contrats avec des écoles pour des abattoir pris à fournir de la viande contaminée. Ce qui fait dire à Schlosser qu’il fut un temps où il était plus sécuritaire pour les écoliers d’aller manger au fast-food plutôt qu’à la cantine scolaire.

L’industrie du fast-food se ressent des scandales d’intoxications alimentaires : les ventes plafonnent aux États-Unis, seuls les marchés extérieurs sont en croissance. Voilà que les empereurs de Burgerville viennent maintenant à la rescousse des gouvernements et demandent aux « conditionneurs de viande » de changer leurs façons de faire. Et ça marche : les farines animales et les hormones de croissance sont bannies presque partout, l’usage continuel d’antibiotiques est à veille de l’être, les normes sanitaires et les inspections ont augmenté.

Il y a 60 ans, les Étatsuniens achetaient 80% d’aliments de base et 20% d’aliments transformés, incluant les fast-foods. C’est aujourd’hui exactement l’inverse. Un adulte moyen mange 3 hamburgers et autant de portion de frites par semaine. 50% des adultes et 25% des enfants sont en « surcharge pondérale ». Et les portions grossissent sans cesse dans les restaurants. Ça prendra pas mal plus de vaches folles pour renverser la tendance. La preuve, la première compagnie de bœuf étatsunienne, Tyson Food Inc., vient de déclarer une hausse de 46% de ses profits au 4e trimestre 2003 (Reuters 26-01).

Le Couac des Champs

Eric Schlosser, Les empereurs du fast-food. Le cauchemar d’un système tentaculaire, 2003, traduit de l’anglais (Fast-food Nation), Paris, Éditions Autrement Frontières.

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