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Vandalisme sur les Bixi – 8000 citations sauvagement arrachées !

Dans un geste d’une rare barbarie, des employés de la Société de vélo en libre service (SVLS) de Montréal ont arraché, dans les premiers jours de mai, les 8000 citations qui avaient été apposées sur les ailes des Bixi.

L’initiative citoyenne derrière cette action nommée Bixipoésie avait eu le bon goût de cacher les publicités qui donnent aux utilisateurs de Bixi le statut « d’homme-sandwich » par des citations de poètes, de chansonnier, d’écrivains ou de philosophes. Plus de 500 citations différentes embellissaient ainsi le domaine public et donnait un côté ludique au transport actif.

Selon son humeur matinale, on pouvait par exemple se choisir un Marx ou un Sénèque pour aller stoïquement offrir sa force de travail à son employeur. Se prendre ensuite un Prévert, un Patrice Desbiens ou un Boris Vian pour aller casser la croûte avec un peu d’autodérision. Puis rentrer le soir sur un Richard Desjardins ou un Gaston Miron pour devenir des « bêtes féroces de l’espoir »…

Comment ce « paradis poétique » (1) a été détruit en quelques jours, voilà ce que relate ce compte-rendu.

Tout a commencé dans la nuit du 29 au 30 avril dernier alors qu’un mystérieux commando a en quelques heures « redressé l’identité » des 4000 Bixi alors en circulation. L’allusion à la tactique bien connue des Yes Men n’est pas innocente puisque dès le 30 au matin, on découvrait aussi, bien visible sous chaque citation, l’adresse d’un site web (www.bixipoesie.ca) reproduisant à l’identique les couleurs et le style du site officiel de Bixi Montréal. Sur ce site figurait aussi les liens vers des pages Facebook et Twitter arborant fièrement le logo inversé de Bixi (donc à la place d’un « b », un « p » pour poésie…). Et, surtout, un communiqué que les activistes du canular new-yorkais n’auraient pas renié.

Ce communiqué, intitulé « Opération Mea culpa. La poésie remplace la publicité sur les BIXI » et inspiré de l’humour pince-sans-rire des Yes Men, faisait dire à Bixi ce qu’elle ne dira jamais mais que tout le monde souhaiterait qu’elle dise. Par exemple : « En nommant cette opération Mea culpa, la SVLS fait non seulement un volte-face courageux, mais veut aller encore plus loin en inscrivant sa saison 2012 dans la mouvance sociale actuelle. En effet, comme l’a déclaré en conférence de presse ce matin le directeur adjoint des communications : « En l’absence d’une réelle volonté du gouvernement Charest de rendre le savoir accessible à tous, on s’est dit qu’on allait faire notre part. À défaut d’être véhiculé dans les cégeps et dans les universités, le savoir va donc circuler librement dans les rues, sur les BIXI ! ». Cette déclaration a été saluée par les trois principales organisations étudiantes, la FECQ, la FEUQ et la CLASSE, cette dernière ayant souligné le caractère non-violent de la décision. » L’opération Mea culpa s’inscrivait donc ouvertement dans l’enivrant « printemps québécois » d’autant plus que, comme le précisait la SVSL dans le communiqué de Bixipoésie : « bon nombre de nos clients sont justement des étudiants et des étudiantes surendetté.e.s. ». Même le maire Tremblay, visiblement excité, s’est dit enchanté de l’initiative : « Je n’étais pas au courant… Mais, de toute évidence, Bixi a pris la bonne décision. C’est l’image de marque de Montréal, ternie par certains dérapages policiers récents, qui se trouve ainsi rehaussée par tant d’intelligence qui circule dans nos rues ! ». Vers 13h lundi le 30 toutefois, Bixi jouait les rabat-joie en publiant ce message laconique sur sa page Facebook : « BIXI tient à souligner que le site bixipoesie.ca est un site frauduleux où on a utilisé notre logo et marque de commerce sans autorisation. L’information de ce site est fausse. BIXI est victime de méfait et de vandalisme. »

Sauf qu’en une heure environ, la quasi-totalité de la centaine de commentaires écrits par les internautes sous ce communiqué critiquait fortement Bixi pour cette dénonciation exagérée et saluait la beauté de l’action de Bixipoésie.

Et là, coup de théâtre : environ trois heures plus tard, Bixi émettait un second communiqué sur sa page Fb, au ton entièrement différent, presque cordial, qui commençait ainsi :

« Bon OK. Peut-être qu’on a réagi un peu vite… mais quand même, je dois admettre que c’était bien fait, que la réalisation était soignée, le « match des couleurs » réussi et les citations bien choisies. Personnellement, j’ai bien aimé une citation de Cocteau et une de Boris Vian mais je n’ai pas vu de Gainsbourg mais on me dit qu’il y en avait. Chapeau pour l’organisation puisque pratiquement tous les vélos ont été tagués en moins de 24h. Belle opération. »

On avait donc sorti les violons, et avec raison : le spectre de la campagne récente de boycott des jus Oasis sur les médias sociaux, qui avait fait plier la compagnie au sujet d’une poursuite odieuse à l’endroit d’une petite entreprise familiale, était évoqué par plusieurs internautes dans les commentaires. Les relations publiques de Bixi étaient donc en mode « damage control » et essayaient tant bien que mal un peu plus loin dans leur communiqué de justifier leur position par de vagues arguments comptables. Ils concluaient qu’ils étaient malheureusement obligés d’arracher les autocollants afin, écrivaient-ils, de respecter leur contrat avec les 3 compagnies qui s’annoncent sur les Bixi, dont la multinationale de l’aluminium Rio Tinto (qui a récemment mis en lock out leurs employés à leur usine d’Alma).

Cette logique capitaliste justifiée par ces beaux discours n’a cependant pas été longue à montrer toute sa violence sous-jacente. Déjà le mardi matin suivant presque la moitié des autocollants avaient été enlevés ou grattés avec zèle par les employés spéciaux dépêchés à cette tâche sur le terrain. Et 48h plus tard, les trois quart étaient déjà disparus.

Mais Bixipoésie ont à leur tour réagi rapidement à ces actes de vandalisme puisque dès ce mardi premier mai, ils diffusaient un second communiqué en réponse à celui de Bixi. La première partie démontrait comment ne pas se laisser enfermer dans l’étroite logique marchande de Bixi, arguant par exemple que : « Nous sommes pour les Bixis. Le concept de vélos en libre service est un moyen formidable de se déplacer en ville. La question n’est pas là. Ce qui nous horripile, c’est l’obligation d’être quotidiennement exposés à cette pollution visuelle et mentale que constituent les logos de banques ou de multinationales. Les mêmes qui mettent en lock-out des centaines de travailleurs pour satisfaire les exigences de leurs actionnaires. Les mêmes qui, c’est de notoriété publique, volent l’État de milliards de dollars de revenus grâce aux abris fiscaux, et ce, avec la bénédiction du gouvernement en place. Ce même gouvernement (et nous vous faisons grâce ici des accusations de corruption qui pèsent en plus contre lui) qui vient ensuite nous dire qu’il n’a pas les fonds nécessaires pour financer un système de vélo en libre service dans sa métropole ou encore un système d’éducation gratuit et accessible à tous. Commencez-vous à comprendre l’ampleur de notre colère ? » La deuxième partie du communiqué s’amusait pour sa part à déconstruire les arguments de Bixi uniquement en leur opposant quelques-unes des 500 citations différentes apposées sur les Bixi. Par exemple, quand Bixi écrit : « Chapeau pour l’organisation puisque pratiquement tous les vélos ont été tagués en moins de 24h. », c’est Mark Twain qui leur répond en disant : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. » Ou quand Bixi conclue que : « Malheureusement, vous comprendrez que par respect pour nos commanditaires, nous devrons les retirer. », c’est Jacques Ellul qui vient leur rappeler que « La publicité est la dictature invisible de notre société. ». Et ainsi de suite (vous pouvez lire tout ça sur le site www.bixipoésie.ca).

Ayant pris conscience de la fragilité de son image corporative devant l’approbation sociale d’une si belle action, Bixi s’est même senti obligé d’émettre un troisième communiqué le vendredi 4 mai où elle s’enfonce encore plus dans les justifications comptables (justement décriées dans le second communiqué de Bixipoésie) et y va de quelques suggestions opportunistes pour tenter de récupérer l’action et sauver la face. Elle propose entre autres aux gens de leur envoyer leurs citations préférées pour qu’un « comité à l’interne » en choisisse une par semaine et la mette sur leur page Facebook comme « matière à réflexion ». Récapitulons. On avait 8 000 citations partout dans les rues susceptibles de faire réfléchir toute la ville de Montréal à tout moment, et maintenant grâce à Bixi on aura droit à une citation par semaine sur une page Facebook… Sans parler du fait qu’on demande aux gens d’envoyer leurs meilleures citations mais qu’on en fait disparaître 75 % en 48 heures… Une chance que le ridicule ne tue pas ! Un peu plus tard dans la journée du 4 mai, Bixipoésie a finalement fait ce qu’ils ont appelé leur « chant du cygne » en donnant librement accès sur son site web aux 3 documents .pdf contenant les 500 citations, histoire que les internautes entreprenants puissent pour ainsi dire « s’approprier le projet »… Ils écrivent ainsi : « Puisque ce monde où nous sommes pour le moment préfère effacer l’histoire d’un acte poétique au grattoir et se réfugier derrière les calculs, nous vous laissons, à titre de révérence, l’intégrale de Bixipoésie. Ces mots qui n’ont demandés qu’à être libres de s’épanouir dans la ville vous appartiennent. Nous vous remettons les clés, en libre service. « Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce. » August Spies » Le journal Le Devoir publiait le lendemain, sous la plume de Catherine Lalonde, un article (2) où le professeur de publicité sociale à l’Université Laval, Claude Cossette, estimait que ce type d’action naissait « en réaction au fait que les publicitaires cherchent à aller aussi loin qu’ils peuvent pour atteindre les gens à tout moment, y compris dans leur vie privée. Je considère qu’un vrai professionnel devrait s’interroger sur les implications sociales de ses gestes. Ça ne se discute pas dans les agences, et pour moi c’est un indice que les publicitaires ne sont que des techniciens au service des marchands. »

Et à la question de la journaliste à savoir qui sont ces gens écoeuré de cette logique marchande au point de monter une opération d’une telle ampleur, une représentante de Bixipoésie, interviewée sous le couvert de l’anonymat, répondait simplement : « Des citoyens, des étudiants, des travailleurs, des artistes, des professeurs, des activistes, des gens de tous acabits. Plus d’une centaine de personnes [qui] ont participé, de près ou de loin, d’une façon ou d’une autre. On est des ombres dans la ville. »

Gageons que ces ombres n’ont pas fini de hanter la pub envahissante de nos villes

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