« L’important, c’est d’être né à la conscience et d’agir conformément à son sentiment de bien. Le reste importe peu. » – Élisée Reclus
Je referme le « Élisée Reclus. Géographe, anarchiste, écologiste », de Jean-Didier Vincent, qui m’a accompagné tout l’été, et je ne peux trouver meilleure formule pour évoquer succinctement les raisons de tout le plaisir qu’il m’a procuré que la première phrase du 4e de couverture : « Anarchiste et tolérant, savant rigoureux et fou de liberté, fils de pasteur et athée militant, le plus grand géographe français est pétri de contradictions qui le rendent aussi brillant qu’attachant. »
Si ce n’était « que » de cela, de cette existence hors du commun qui débute en 1830 à Sainte-Foy-la-Grande, dans le sud-ouest de la France, et s’achève à Bruxelles en 1905 après avoir vécu la révolution de 1848 et participé à la commune de Paris en 1871, après avoir été exilé et prisonnier, après avoir vu les deux amours de sa vie fauchées par la maladie, après avoir eu comme camarde de route Bakounine et Kropotkine, après avoir traversé des dizaines et des dizaines de pays, et après, excusez du peu, avoir écrit dix-neuf tomes de La nouvelle géographie universelle (18 000 pages écrites entre 1872 et 1894, une moyenne de 3 pages par jour pendant plus de 20 ans !), voilà qui aurait déjà été « quelque chose » !
Mais à cela s’ajoute l’érudition, la sensibilité particulière et le regard malicieux de Jean-Didier Vincent, auteur qui semble en si totale communion avec son personnage qu’on ne sait plus, par moment, lequel du géographe ou du neurobiologiste prend la parole. Et les affinités électives entre Vincent et sa muse ne s’arrêtent pas là : même lieu de naissance sur les rives de la Dordogne ; même passion jamais résolue entre deux maîtresses, l’écriture et la science ; même dégoût de « l’hommerie » qui jamais ne ternit leur foi athée en l’Homme, et peut-être même un peu plus en la Femme…
L’Élisée de Jean-Didier, prix Fémina de l’essai 2010, est donc un périple qui ne pouvait que réjouir le cœur de sale neurobiologiste anar qui est le mien, suivant avec un intérêt toujours renouvelé, depuis son Biologie des passions (1983), le travail de cet excentrique au nœud papillon. Au point d’en avoir fait l’un des quatre neurobiologistes à travers lesquels la série Parlons cerveau, de l’UPop Montréal, a tenté en 2011 d’esquisser une histoire des neurosciences au XXe siècle. Mais le cœur et l’esprit (et donc le corps, pour nos deux lascars), seront tout aussi réchauffés chez toute personne qui, s’étant un jour prit à regarder couler une rivière, eut l’irrésistible envie d’y plonger pour célébrer la vie. Toute personne aussi qui, ayant remarqué l’usine qui la pollue et les travailleurs et travailleuses non syndiquées qui y sont exploité.e.s, a eu le goût de s’en mêler.
Mais je m’emporte un peu ici, sans doute encore porté par les 75 années bien remplies de la vie de « ce doux entêté de vertu », comme l’appelait son ami Nadar. À l’instar de Vincent dans son livre, je laisserai plutôt le dernier mot au géographe qui disait que « L’histoire n’est que la géographie dans le temps, comme la géographie n’est que l’histoire dans l’espace. »
C’est dans Évolution et révolution, publié à Genève en 1880 : « Nous n’acceptons pas de vérité promulguée : nous la faisons nôtre d’abord par l’étude et par la discussion et nous apprenons à rejeter l’erreur, fut-elle mille fois estampillée et patentée. Que de fois, en effet, le peuple ignorant a-t-il dû reconnaître que ses savants éducateurs n’avaient d’autre science à lui enseigner que celle de marcher paisiblement et joyeusement à l’abattoir, comme ce boeuf des fêtes que l’on couronne de guirlandes en papier doré. » Et plus loin : “l’histoire nous dit que toute obéissance est une abdication, que toute servitude est une mort anticipée ; elle nous dit que tout progrès s’est accompli en proportion de la liberté, de l’égalité et de l’accord spontané des citoyens. Tout siècle de découvertes, nous le savons, est un siècle pendant lequel le pouvoir religieux et politique se trouvait affaibli par les compétitions, et où l’initiative humaine avait pu trouver une brèche pour se glisser, comme une touffe d’herbes croissant à travers les pierres descellées d’un palais. »
BRUNO DUBUC
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