Cité libre, vue par un survivant
Qu’est-ce que c’était que la revue Cité libre à ses débuts, en 1950 ou 1951 ? Une dizaine de jeunes gens cherchant leur voie et celle aussi de la société québécoise du temps. Le Québec est alors exactement sur la crête de deux époques, l’une finissant, l’autre allant commencer. Celle-ci aboutira à la Révolution tranquille dans les années 60, après la mort de Duplessis (1959) et l’arrivée au pouvoir de « l’équipe du tonnerre » de Jean Lesage, avec Paul Gérin-Lajoie, Kierans, mais surtout René Lévesque.
J’ai fait partie de Cité libre peu après sa fondation en 1950. Quelques-uns de ses futurs rédacteurs se réunissaient apparemment depuis un an, cherchant à se donner un moyen d’expression. Il y avait parmi eux Pierre Trudeau, Gérard Pelletier, Jean-Paul Geoffroy, avocat et syndicaliste. Les deux derniers étaient passés par la JEC (Jeunesse étudiante catholique). D’autres les joignirent pour Cité libre, par exemple Roger Rolland, un littéraire, Maurice Blain, un intellectuel agnostique, notaire de profession, avec son frère Jean-Guy, et Réginald Boisvert, poète et employé de Radio-Canada.
Quelques-uns, syndicalistes, travaillaient depuis peu pour la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC, future CSN) : Pelletier, Geoffroy et moi-même.
Mon cas était cependant un peu spécial. J’avais fait mon droit de 1940 à 1943, mais sans conviction et étudiant vraiment très peu. J’ai tout de même obtenu mon baccalauréat en droit, quoique de justesse. Reçu au Barreau presque à mon corps défendant, j’ai déclaré à un ami, le soir même, qu`à partir de ce moment, je cessais de faire du droit !… Je fréquentais des artistes. J’essayais d’écrire. Je publiais quelques articles.
Trudeau et Pelletier, dès 1950, avaient déjà une espèce de carrière publique. Moi, pas du tout. Je connaissais Trudeau depuis l’enfance. Il avait constamment été mon camarade de classe depuis l’élémentaire et jusqu’à la fin de nos études de droit. Mais j’ai rencontré Pelletier pour la première fois à Cité libre. Un détail : il était très intelligent, mais lui et moi n’avions pas beaucoup d’atomes crochus…
En 1950, période charnière, la société québécoise était entre deux mondes, comme je l’ai dit. Elle était engoncée dans un passé figé. Le climat avait quelque chose d’étouffant.
On était en plein duplessisme. Que pouvait donc représenter cette petite revue, Cité libre ? La grève de l’amiante venait d’avoir lieu (1949). Refus global, le pamphlet de Borduas, avait été publié l’année précédente, contre la sclérose sociale et culturelle du Québec à l’époque. Sur le moment, cette brochure a fait moins de vagues qu’on ne l’a dit par la suite. Mais elle était un signe, virulent, que le Québec commençait à bouger.
Gabrielle Roy, peu de temps auparavant, avait écrit Bonheur d’occasion, son premier roman (1945), et Roger Lemelin le sien, Au pied de la pente douce. Dans le désert ambiant, ces deux livres, plutôt modestes, furent considérés comme des événements importants, ce qui permet de mesurer dans quelle société endormie nous nous trouvions. Et Saint-Denys-Garneau, un pur poète, était décédé très jeune, à 31 ans, en 1943, après un silence de plusieurs années.
La CTCC (CSN), devenue une centrale très militante, fut l’une des manifestations les plus importantes de l’évolution du Québec à cette époque et d’ailleurs par la suite. Elle allait contribuer à changer le Québec en profondeur, à enterrer le duplessisme, à en finir avec le conformisme réactionnaire. C’est justement dans cette période que Cité libre publia ses premiers numéros.
Notre histoire, autour de 1950 précisément, allait changer de direction. Il y avait le passé et il y aurait enfin l’avenir. Personnellement, je ne me rendais pas compte de cette cassure imminente. Superficiellement, tout paraissait encore stagnant et devoir le rester. C’est contre cet immobilisme que la revue militait. Pour ma part, je faisais mon boulot à la CTCC, à Cité libre, sans éclat particulier, et voilà tout. Je n’apercevais pas de signes annonciateurs d’une mutation. Pourtant, nous travaillions objectivement pour ces changements, sans trop saisir la portée de nos actions.
Tel est grosso modo le souvenir que je garde de cette période obscure. Trudeau et Pelletier étaient les vrais dirigeants de la revue. À propos de l’avenir, ils avaient sans doute des intuitions plus vives que les miennes. Ils avaient d’ailleurs, ce qui explique un peu cela, des ambitions personnelles, donc des vues moins confuses sur l’avenir du Québec, car c’était un peu leur propre avenir. Tel n’était pas mon cas : une carrière politique m’indifférait.
Le Québec se préparait à sortir de la Grande Noirceur. Trudeau et Pelletier pressentaient probablement un tel changement, ainsi qu’un rôle pour eux dans tout ça.
Pierre Vadeboncoeur
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