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Les médias québécois sur Haïti – L’art de perpétuer les erreurs du passé

Durant les cinq semaines qui ont suivi le tremblement de terre du 12 janvier dernier en Haïti, les grands médias québécois francophones ont porté une grande attention à la nation dévastée. Mais lorsque les chroniqueurs d’opinion considèrent le futur d’Haïti et le leadership nécessaire à sa reconstruction, ce n’est pas dans le peuple haïtien qu’ils le voient, mais dans la diaspora, dans l’élite affairiste haïtienne et dans la communauté internationale.

Autrement dit, les idées de ces journalistes et de ceux qu’ils ont interviewés sont de nature essentiellement colonialiste et ne présentent aucune diversité. L’importance de bâtir un État haïtien fort et souverain leur passe dix pieds par-dessus la tête et l’extraordinaire capacité du peuple haïtien à se mobiliser pour créer des programmes politiques progressifs est passée sous silence. À leurs yeux, la nouvelle Haïti n’émergera que sous l’impulsion d’une minorité extérieure, non de la majorité.

Ainsi, un mois après le tremblement de terre, Vincent Marissal, chroniqueur à La Presse, en appelle à la communauté internationale pour « imposer les décisions nécessaires.” Pour lui, on devrait “…installer, pour les cinq prochaines années, un gouvernement de crise composé de quelques personnalités haïtiennes respectées (y compris de la diaspora) et de représentants de la communauté internationale, dont le mandat serait de restaurer l’ordre et la sécurité, de secourir et sécuriser les sinistrés, d’établir et superviser le plan de reconstruction et de suivre l’argent à la trace.”

Marissal suggère en outre qu’un “industriel respecté”, Charles Henry Baker, pourrait être l’une de ces “personnalités respectées” sur cette nouvelle scène politique. Philippe Mercure, collègue de Marissal à La Presse, en remet un peu plus tard dans un article intitulé “L’entrepreneur au grand coeur.” Mercure ne mentionne toutefois pas que le Baker “au grand coeur” fait partie de cette élite affairiste haïtienne détestée parce que leurs millions échappent aux coffres de l’État ; qu’en 2009 il refusait de payer les employés de ses “sweatshops” davantage que 2$ USA par jour ; que son organisation pro-coup d’État, le Groupe des 184, a favorisé les attaques armées de l’ONU dans les bidonvilles fortement peuplés suite au coup d’État de 2004 ; et qu’il n’a été soutenu que par 8.2% de la population haïtienne lors de l’élection présidentielle de 2006.

La rédactrice en chef de l’Actualité, Carole Beaulieu, poursuit pour sa part les thèmes qu’elle développait déjà en 2004 quand elle suggérait d’annexer Haïti au Canada pour en faire la 11e province. En 2010, elle écrit : “ La reconstruction a besoin d’un leader en qui le people haïtien aura confiance et qui saura rallier des pouvoirs internationaux. […] Pourquoi pas [la Gouverneure générale du Canada] Michaëlle Jean ? Elle est en bons termes avec Barak Obama et Nicolas Sarkozy, connaît la langue et la culture du pays. Et son mandat de gouverneure générale s’achève à Ottawa.” Peu lui importe que depuis le tremblement de terre, des milliers de personnes prennent régulièrement les rues à Port-au-Prince avec des pancartes arborant le visage de Jean-Bertrand Aristide et non de Michaëlle Jean. Pour Beaulieu, les souhaits des Haïtiens ne semblent pas peser lourd dans la balance, même si elle insiste pour dire que ses idées ne sont pas de nature colonialiste : “Aucun pays étranger ne veut s’emparer d’Haïti ! Qui voudrait d’une terre de misère sans ressources autres que son soleil et le sourire ravageur de ses habitants ?”

Le manque de respect pour la souveraineté haïtienne continue. Toujours dans l’Actualité, le journaliste Michel Arseneault commence son article sur la reconstruction d’Haïti en citant la personne qu’il a interviewée, le géographe haïtien Jean-Marie Théodat : “La communauté internationale doit mettre le paquet pour venir en aide à une population aux abois, quitte à ébrécher la souveraineté haïtienne. Un État incapable de coordonner l’aide étrangère doit laisser à d’autres la responsabilité de s’en occuper.”

Pour François Brousseau, du journal Le Devoir : “…il faudra une profonde prise de conscience — à la fois par les pays étrangers et les élites haïtiennes — de l’inadéquation de presque tout ce qui a été tenté jusqu’alors.” Pour que l’aide à Haïti fonctionne, il soutient qu’une forme de “révolution culturelle” est nécessaire dans ce pays. Brousseau oublie de dire que les Haïtiens ont déjà eu leur révolution culturelle il y a longtemps, sans aucune aide étrangère ou des élites, qui a donné naissance à un mouvement démocratique et progressiste. Et ce qu’ils ont accompli peut difficilement être qualifié d’inadéquat. Au contraire, le programme du mouvement Lavalas, s’il avait été supporté au lieu d’être étouffé dans la violence, aurait pu résoudre plusieurs problèmes créés par le colonialisme.

Jean-Bertrand Aristide et Fanmi Lavalas

L’attitude des médias “mainstream” du Québec envers l’ex-président Haïtien Jean-Bertrand Aristide n’a pas changé depuis les mois qui ont précédé le coup d’État de 2004, et ce, malgré les recherches abondantes et largement diffusées dénonçant les mensonges sur son second mandate. Il est constamment décrit comme un mégalomane, un dictateur, un espoir de la dernière chance pour les Haïtiens désespérés, ou carrément un danger pour Haïti.

Pour Marissal : “Ce n’est pas pour rien que l’on voit des banderoles et des graffitis réclamant le retour d’Aristide. Le peuple cherche une lueur d’espoir. Quitte à retourner dans les coins les plus sombres de son histoire récente.” Arsenault ne questionne pas davantage l’affirmation de son sujet d’entrevue, Jean-Marie Théodat, qui n’affirme rien de moins que : “S’il revenait, ce serait pour finir le boulot du séisme symboliquement, pour finir la démolition.” Brousseau, lui, dépeint un Aristide “en proie à ses visions.” Quant au caricaturiste Serge Chapleau qui s’est exprimé quand Aristide a exigé son retour de son exil illégal et imposé par les États-Unis, il le dessine comme un être chétif agitant un petit drapeau haïtien. La légende se lit comme suit : “Un malheur n’arrive jamais seul.”

La vraie histoire de l’éviction d’Aristide n’est apparemment pas digne d’intérêt pour le public québécois, peut-être parce qu’elle implique des personnages politiques et des O.N.G.s du Québec. De plus, l’accent mis uniquement sur Aristide et pas du tout sur le mouvement de masse qui l’a mis au pouvoir a l’avantage supplémentaire de garder le public québécois dans l’ignorance qu’il existe une force démocratique cohérente en Haïti. Personne ne nous rappelle, par exemple, qu’en 2009 le parti créé par Aristide, Fanmi Lavalas, l’organisation politique la plus vaste d’Haïti, a été bannie des élections. Pas plus que l’on ne nous informe que 90% des citoyens en droit de voter ont boycotté ces élections. Pourquoi ce silence de la part des commentateurs médiatiques “mainstream” du Québec ?

Le modèle propagandiste des médias se vérifie une fois de plus

Les journalistes ont aussi profité du tremblement de terre pour discuter des origines de la misère en Haïti. Les pratiques colonialistes françaises et américaines sont expliquées à des degrés divers, mais le rôle du Canada dans le coup d’État de 2004, lui, est passé sous silence. En fait, cinq semaines de couverture médiatique soutenue au Québec n’ont produit qu’une phrase mentionnant (mais n’expliquant pas) que le Canada était impliqué dans le coup d’État de 2004. Ceci valide une fois de plus le modèle propagandiste des médias corporatifs de Noam Chomsky où ceux-ci s’alignent sur les positions officielles du pouvoir et pointent le doigt ailleurs.

Ironiquement, une semaine après le tremblement de terre, la journaliste Chantal Hébert recommandait dans son blog de La Presse que Michael Ingnatieff et Denis Coderre se réconcilient afin que ce dernier puisse prendre en charge le dossier haïtien. Durant la dernière mise en tutelle en Haïti, Coderre était conseiller spécial pour Haïti et s’est habilement assuré que le blâme pour le rôle du Canada dans le coup d’État meurt au feuilleton. La suggestion de Hébert, si elle se réalisait, garantirait que le même scénario se reproduise.

En conclusion, si la fonction des médias dans une société démocratique est de donner accès aux citoyens à l’information et aux idées nécessaires à l’action, alors on peut dire que les chroniqueurs d’opinion des médias de masse québécois ont lamentablement échoué. Le Québec, terre d’accueil de la plus importante diaspora haïtienne du monde, s’est fait dire que Haïti devrait être une fois de plus dirigée par n’importe qui sauf les représentants de sa propre majorité ; que les crimes canadiens en Haïti ne valent pas la peine d’être mentionnés ; que les Haïtiens ont des tares culturelles qui expliquent leurs souffrances ; et que leur personnalité politique la plus populaire et le parti qu’il dirige – le plus populaire du pays – n’ont pas leur place dans le futur d’Haïti. Il apparaît alors clair qu’à moins de s’informer ailleurs que dans les grands médias, les Québécois vont supporter les idées destinées à perpétuer les erreurs du passé et à prolonger les souffrances du peuple haïtien

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