Aucune personne n’y ayant été exécutée depuis 1997, l’Europe s’est proclamée en octobre « zone libre de la peine de mort ». Dans les faits, 46 des 47 États qui composent l’union Européenne sont abolitionnistes — la Russie s’est quant à elle engagée à abolir prochainement la peine de mort.
Au Canada également la peine de mort est abolie. En fait, la dernière exécution judiciaire a eu lieu chez nous en 1962. Quatorze ans plus tard, en juillet 1976, la peine de mort était abolie pour presque tous les crimes ; en décembre 1998, elle était abolie pour tous les crimes .
Il faut le rappeler : ces décisions sont souvent prises par les autorités politiques contre une large part de la population qui s’y oppose. Il arrive même (ce fut le cas au Canada en 2004) que des sondages montrent qu’une (faible) majorité de la population soit favorable à la peine de mort.
La peine de mort est-elle justifiable ? Le sujet, éminemment passionnel, est tout à fait de ceux qui invitent à plonger la tête dans les eaux glacées du raisonnement et de la philosophie. Essayons-nous y donc, tout en soulignant d’emblée, et avec insistance, que chacun doit réfléchir par soi-même à de telles questions, comme sur toutes les autres : ce qui suit est mon analyse et vous parviendrez peut-être à une conclusion différente.
Je propose de commencer par exclure que la peine de mort puisse être justifiée par un désir de vengeance ; et en posant en outre que si elle peut être justifiée, elle doit l’être contre des intuitions très fortes et probablement universelles concernant le droit à la vie, intuitions selon lesquelles on ne peut pas — ou alors que très exceptionnellement — justifier de tuer un être vivant. Explicitons ces idées.
Deux principes
Je pense qu’il y aura un très fort consensus — voire une unanimité — pour accepter le premier principe suivant :
P1 : On ne devrait jamais intentionnellement donner la mort à un être humain, à moins que des raisons très fortes, solides et convaincantes ne soient être avancées pour, exceptionnellement, déroger à ce principe (par exemple, en invoquant la légitime défense).
Ce principe permet d’en suggérer un deuxième, exprimant lui aussi une très forte intuition morale que nous avons et selon laquelle, quand bien même on pourrait justifier de tuer un être humain, on ne peut, à moins d’un argument plus fort encore, étendre cette justification au fait de tuer un être humain innocent.
On pourra formuler cette idée comme suit :
P2 : On ne devrait jamais intentionnellement donner la mort à un être humain innocent et seuls des arguments d’une force extraordinaire pourraient faire déroger à ce principe.
Justifier la peine de mort
Si on accepte ce qui précède, c’est aux partisans de la peine de mort qu’il revient de justifier cette pratique. C’est qu’ils souhaitent en effet qu’on déroge à P1 et ils doivent donc nous donner de solides arguments qui le justifient.
Stephen Law, que je suivrai ici, a proposé de distinguer trois arguments par lesquels les partisans de la peine de mort la défendent typiquement (pour le cas où un meurtre a été commis).
Voyons-les tour à tour et si, à l’examen, l’un ou l’autre de ces trois arguments est assez solide pour justifier qu’on déroge à P1, alors on pourra affirmer que la peine de mort peut être justifiable, justement dans les cas où cet argument s’applique.
Le premier argument avancé en faveur de la peine de mort est que celle-ci constitue une instance légitime et acceptable de justice rétributive.
Le deuxième est que la peine de mort aurait pour effet de diminuer la criminalité.
Le troisième est qu’elle a pour effet d’empêcher le meurtrier de tuer à nouveau.
Prenons-les tour à tour.
Justice rétributive ?
Cet argument fait simplement valoir que le meurtrier n’a que ce qu’il mérite quand il est tué à son tour. Quelqu’un a-t-il tué ? Qu’on le tue.
C’est à mon avis un argument bien faible et qui revient à répéter la vieille, stupide et dangereuse biblique maxime : « œil pour œil dent pour dent ». On ne peut pas fonder notre jugement sur un sujet aussi grave que la peine de mort sur un tel principe, qui rendrait toute l’humanité borgne et édentée si on devait universellement l’adopter.
Effet dissuasif ?
Mais les partisans de la peine de mort ont un deuxième argument, cette fois plus solide : celle-ci aurait un effet dissuasif sur les criminels. L’argument est plausible à première vue. Si un crime a pour qui le commet des conséquences graves, cela pourrait bien diminuer la probabilité qu’il le commette. Et puisque la perte de la vie est pour la plupart des gens la pire des conséquences — pire qu’une peine de prison — la peine de mort inciterait à ne pas tuer ou à y penser deux fois avant de le faire.
Cet argument que j’appellerai l’argument du caractère dissuasif de la peine de mort — ou AD — tient-il la route ? Je ne le pense pas. Ce qu’il oublie, c’est l’état d’esprit dans lequel sont les meurtriers dans l’immense majorité des cas de meurtres. En effet, soit le meurtrier planifie longuement son crime et il est alors persuadé de ne pas se faire prendre et AD n’a pas d’emprise sur lui ; soit contraire il tue dans le feu de l’action, si je peux dire, et AD, cette fois encore, n’a ni emprise ni effet sur lui.
AD, en outre, permet de faire une prédiction qu’on pourra tester : selon lui, les meurtres doivent baisser là où on applique la peine de mort. Il faut être très prudent en interprétant les données disponibles à ce sujet, mais il semble juste de dire qu’elles ne montrent pas la relation prédite et pourraient même plutôt inciter à penser le contraire — la criminalité étant en certains cas plus élevée dans des États non-abolitionnistes.
L’argument n’est donc que superficiellement valable et à l’examen on le découvre très fragile, trop fragile, selon moi, pour justifier qu’on fasse une exception à P1. Reste donc un dernier argument.
Impossibilité de la récidive ?
On pourra avancer ceci : la peine de mort n’a peut-être pas d’effet dissuasif sur les autres meurtriers, mais elle fait en sorte que celui qu’on exécute ne tuera plus jamais.
C’est indéniable. Mais, cette fois encore, l’argument est trompeur. Il ne justifie pas tant la peine de mort que le fait qu’on prenne des moyens pour empêcher un meurtrier de tuer de nouveau. En vertu de P1, si un tel moyen existe qui nous épargne de tuer un être humain, il faut le préférer. Or, la prison (à vie, s’il le faut) est un tel moyen.
Ce dernier argument ne me convainc donc pas que la peine de mort puisse être justifiée.
Il y a plus. Car non seulement les arguments en faveur de la peine de mort échouent, mais, comme le rappelle Stephen Law, il y a au moins un solide argument contre la peine de mort.
Il se construit en revenant à P2.
Un argument contre la peine de mort
Le voici : partout où la peine de mort est abolie, on a pu constater que, si on l’avait appliquée on aurait, en certains cas, tué des innocents — et donc violé P2.
On pourra penser que cela prouve seulement que le système juridique, le processus d’établissement de la preuve et ainsi de suite doivent être améliorés. Certes. Mais les affaires humaines sont si complexes qu’on peut raisonnablement poser qu’en bout de piste il y aura toujours des erreurs dans tout système et qu’il arrivera donc qu’on exécute des innocents.
Au total ? D’un côté, les arguments en faveur de la peine de mort ne me convainquent pas de renoncer à P1 ; de l’autre mon attachement à P2 milite contre la peine de mort.
Je suis donc un abolitionniste de la peine de mort, convaincu que le meurtre judiciaire, le meurtre légal, froid, planifié, est un affront à la dignité humaine. Et qui constate que là où la peine de mort est en vigueur, comme aux Etats-Unis, elle tue, de manière disproportionnée, des pauvres, des déficients intellectuels, des mineurs — le plus souvent Noirs.
Je reste bien entendu, et par principe, disposé à entendre d’autres arguments qui pourraient me faire changer d’idée..
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