De retour du Forum social québécois (FSQ), je repense à ce que je m’étais dit en rentrant du Forum social mondial (FSM) de Mumbaï, Inde, en 2004. Un rassemblement fantastique, pluriel et bigarré, où l’on se sent chez soi…mais avec cette détestable impression qu’en dehors de s’éprouver, cette grande famille de la gauche n’allait porter aucun coup significatif au capitalisme. Cinq ans plus tard, même constat, à une différence près : la perspective de celui qui écrit a changé, et sa patience s’est érodée…
Au FSM, on faisait du « réseautage » et de la mise-en-partage d’expériences, en remplissant son livret de « contacts ». Au final, par contre, l’affaire débouchait tout au plus sur une dénonciation du « néolibéralisme », sans que celle-ci soit suivie de quelque plan offensif coordonné des résistances et mouvements sociaux. Accumuler des adresses et multiplier son appartenance à des réseaux de « solidarité », voilà qui est bien beau, mais on serait tenté de poser à nouveau la question du romancier français Georges Bernanos qui disait « la liberté, pour quoi faire ? » : du réseautage, ok, mais, « pour quoi faire ? ».
On se retrouve au Québec un peu avec le même genre de foire bigarrée qu’à Mumbaï. Un lieu de convergence fantastique, sans doute, mais encore ? Cela ne veut pas dire que des débats chers à l’extrême-gauche ou des intervenant-e-s en provenant n’ont pas eu leur place au FSQ. Les Nouveaux cahiers du socialisme ont tenu une série d’ateliers, des groupes socialistes ont tenu des kiosques, des débats ont eu lieu sur des enjeux militants chers à l’extrême-gauche : rôle de l’État, rapports de forces et de classes, réformer ou renverser le capitalisme, comment s’organiser, etc. Mais, alors, où est donc le problème ?
Quittant le FSQ, un camarade : « Il paraît que les mouvements sociaux sont apathiques au Québec. En tout cas c’est ce qu’on a fait comme constat dans la plupart des ateliers auxquels j’ai assisté ». Et pourtant, nous voici en pleine crise économique, au bord d’une négociation du secteur public et aux prises avec des menaces de tarification des services publics sur les bras, ce qui risque de signifier toute une série de privations et de violences pour la classe des travailleurs et travailleuses au Québec… Comment se fait-il que la gauche ne soit pas en colère et sur le pied de guerre ?
Quelques pistes. D’une part, la nature du forum fait problème. Il s’agit d’un lieu propice au réseautage, aux discussions et aux bilans, mais la question « Que faire ? » s’y pose très peu, puisqu’il ne s’agit pas d’un lieu de coordination de la lutte, mais d’un « espace d’échange ». Cela empêche aussi le développement d’une analyse globale synthétique, malgré son existence fragmentaire. Ensuite, le rapport des forums sociaux avec l’action politique combative ou révolutionnaire les place de facto sur le terrain du réformisme.
Partout, et particulièrement au Québec, cela révèle la présence d’un fossé entre l’extrême-gauche révolutionnaire et la gauche sociale, syndicale ou altermondialiste, distance qui révèle à son tour une évacuation du marxisme, du socialisme et de l’anarchisme et sa marginalisation dans les organisations révolutionnaires. La gauche « mainstream » peut ensuite difficilement faire autre chose qu’une critique verbale du néolibéralisme, ce qui la conduit immanquablement à un repli sur le néokeynésianisme ou « l’économie sociale », laissant intacte la mécanique profonde du capitalisme et de la société de classes.
Des années de cogestion et de collaboration de classe ont laissé le syndicalisme mal en point. On émettra un communiqué de presse ou on fera une manifestation sur l’heure du lunch (tout en promettant un « automne chaud » qui ne vient jamais). Certes. Mais en dehors de la dénonciation discursive, tout recours à l’organisation concrète, à la désobéissance civile ou à l’action directe semble écarté à priori, le moralisme petit-bourgeois bien-pensant des « journalistes » aidant. La communication et le réseautage semblent avoir remplacé la combativité.
Il n’est pas question ici d’être ingrat envers les avancées concrètes de la gauche québécoise cette dernière décennie. Par contre, il s’agit de poser la question des endroits où sont investies les énergies, et de la capacité de ces moyens à rencontrer une fin qui, elle-même, reste drapée de brouillard. Si nous avons comme objectif de transmuer la résistance perpétuelle en offensive, un réexamen s’impose.
L’auteur de ces lignes n’a plus de patience pour les sempiternels constats sur l’échec du néolibéralisme et les « manifestivations » alors que nous devrions être en train de nous battre collectivement et d’édifier une alternative au capitalisme. Peut-être est-il utile ici de rappeler cette phrase de Pierre Vallières, dans La liberté en colère, à popos de la différence entre un révolutionnaire et un réformiste, qui est celle entre « celui qui parle d’allumer un incendie, et celui qui le fait ».
Peut-être avons-nous désappris ce que veulent dire colère, combativité et liberté. Voilà peut-être des idées qu’il vaudrait la peine de faire tourner un peu plus dans…nos réseaux. La liberté, cela ne veut pas dire faire « table-rase » de tout. Il s’agit d’être assez attaché aux autres et au monde pour refuser, lorsqu’on leur fait violence de manière systématique, de se contenter d’une énième pétition, qui, en définitive, reste une supplique adressée à ceux qui détiennent illégitimement le pouvoir et s’en servent pour refuser sa dignité au peuple. Comme le dit le film 24 heures ou plus, on a alors le choix : s’étourdir festivement/contre-culturellement, mourir seul, ou se battre avec les autres.
ÉRIC MARTIN
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